LE PRINCIPE D'ENDURABILITÉ
de Hamilton MANN
Plus que la durabilité, l’endurabilité est l’enjeu des prochaines décennies.
Depuis dix ans environ émerge et s’amplifie une prise de conscience sur les questions écologiques. Quelques faits marquent non plus simplement un risque imminent mais belle et bien une situation de vie sur Terre dont les paramètres n’ont plus rien de commun avec le référentiel sur lesquels s’est bâti le confort des pays industrialisés :
1- D’après un article publié en 2013 dans la revue Nature par une équipe internationale de scientifiques (« The Pliocène-Pléistocène transition : an expanded database, new analysis and revised age model »), l’analyse des données de CO2 provenant de carottes glaciaires et de carottes de sédiments marins a permis de conclure que les niveaux de CO2 de l’époque pliocène (entre il y a environ 5,3 et 2,6 millions d’années) étaient significativement plus élevés qu’à tout autre moment au cours des trois derniers millions d’années, mais ne dépassaient pas 400 parties par million (ppm). Par élément de comparaison, selon le Global Monitoring Laboratory, ils atteignaient une moyenne de 419 ppm en 2022.
2- D’après un article publié dans la revue Nature en 2004 par une équipe de scientifiques des Etats-Unis, de France et du Danemark (« High-resolution record of Northern Hemisphere climate extending into the last interglacial period »), l’analyse des données de CO2 provenant de carottes glaciaires du Groenland a permis de conclure que les niveaux de CO2 au cours de la dernière période interglaciaire (entre il y a environ 129 000 et 116 000 ans) étaient similaires aux niveaux actuels, mais n’ont jamais dépassé 300 ppm.
3- D’après un article publié dans la revue PNAS en 2018 par une équipe de scientifiques des Etats-Unis et de Chine (« Evidence for early Holocene ultra-low CO2 concentrations »), l’analyse des données de CO2 provenant de carottes glaciaire a permis de conclure que les niveaux de CO2 à l’époque de l’Holocène (entre il y a 11 700 ans et aujourd’hui) étaient similaires aux niveaux actuels, mais n’ont jamais dépassé 300 ppm.
Qu’est-ce qui distingue ces trois analyses ? Elles ont toutes été menées avec des méthodes et des carottes différentes. Quel est leur point commun ? Elles convergent pour souligner que les niveaux de CO2 dans l’atmosphère n’ont, au cours des trois derniers millions d’années, jamais été aussi élevés qu’aujourd’hui, et que les niveaux de CO2 actuels sont sans précédent dans l’histoire récente de la Terre. Cette augmentation des niveaux de Co2 est principalement due à l’activité humaine, tels que la combustion de combustibles fossiles, et est un contributeur majeur au réchauffement climatique et au changement climatique. Par ailleurs, la population mondiale devrait atteindre 10,8 milliards en 2100, avec ce que cela implique en termes de consommation de ressources, et ce que les activités humaines associées risquent d’induire sur le climat. Aujourd’hui, la pollution de l’air est devenue l’une des principales causes environnementales de décès dans le monde : elle provoque environ 7 millions de décès chaque année, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La première des réalités à reconnaître est que ces quelques faits marquants ne sont pas la caractéristique du monde que nous risquons de laisser aux générations futures ; ils sont devenus la caractéristique du monde d’aujourd’hui. L’enjeu n’est plus de durer, mais d’endurer. L’endurabilité, c’est-à-dire la durabilité sous contrainte extrême, est le défi que pose le monde à l’humanité dès à présent, et pour les prochaines décennies.
Créer de la résilience
Ce qui réellement permet cette « endurabilité » ne se limite pas à l’acronyme international ESG, qui désigne les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance et qui constitue généralement les trois piliers de l’analyse extra-financière (dont la vocation est in fine de s’adresser à la communauté financière, avec ce que cela peut induire en termes de grille de lecture exclusive, et donc de biais). Cela nécessite une approche plus inclusive encore et implique une grille de lecture du monde, guidée non pas par une communauté spécifique, puisse-t-elle être financière ou autre, mais par une large diversité de préoccupations et d’enjeux, à l’adresse de l’intérêt du plus grand nombre, tels que la souveraineté (énergétique, industrielle, numérique ou protectrice pour la sécurité et la défense).
Cela inclut également des considérations d’ordre culturel, qu’il s’agisse d’art, de science, d’éducation, de traditions ou de mœurs. Mais aussi des aspects substantiels de nature étatique, géopolitique et même géostratégique, qu’il s’agisse d’institutions, de lois, de réglementations, de régulation ou de justice, à l’échelle des nations, voire du monde. La meilleure traduction à ce jour de l’ensemble de ces facteurs est celle des Nations-Unies, caractérisée par 17 objectifs de développement durable (ODD).
L’endurabilité est faite d’une composition complexe de facteurs internes et externes, plus ou moins prévisibles, qui déterminent pour tout système, tout modèle d’organisation, sa capacité à perdurer au-delà des modes, des temps, en contournant les contraintes et les limites de ressources, pour créer de la résilience.
Les conditions de la viabilité
Tout modèle a, par défaut, une « date de péremption ». Si l’objectif est de repousser l’échéance de cette date de péremption, toutes les stratégies de durabilité ne sont pas endurables, et toutes celles qui sont endurables ne sont pas viables. Dans le contexte environnemental que nous vivons, la stratégie de l’endurabilité viable est l’essence même du sens de « sustainability ». C’est la stratégie dans laquelle doit s’inscrire toutes les autres, pour laquelle contribue tout autre.
Une stratégie d’endurabilité viable est celle qui permet d’échapper le plus longtemps possible à l’obsolescence programmée par défaut, de repousser les limites de conservation, non pas sans changement, non pas à n’importe quel prix, mais de façon responsable et équitable. S’agissant spécifiquement d’une des dimensions à considérer, telle que celle de l’environnement, une nouvelle équation à résoudre est posée :
– Comment coupler sa capacité de croissance avec celle de ressources naturelles renouvelables, ainsi qu’avec celle de ressources naturelles artificiellement regénérables, grâce à des moyens techniques et technologiques, pour bâtir une chaîne d'autosuffisance ?
– Comment découpler sa capacité de croissance avec celle de ressources naturelles non renouvelables et non artificiellement regénérables, ainsi qu’avec celle de ressources non naturelles dont l’impact est négatif pour tout ou partie de l’écosystème dans lequel le modèle est lui-même partie prenante?
La stratégie d’endurabilité nécessite la rupture avec les modes de fonctionnements et les méthodes de pensée, pour partie inspirés de ce que nous avons appris sur les bancs de l’école, consistant à « diviser pour régner » : diviser le problème à résoudre en plusieurs sous-problèmes indépendants que l’on peut résoudre récursivement, et dont les solutions combinées permettent d’obtenir une solution globale au problème initiale. La raison en est simple. Les sous-problèmes à résoudre ne sont pas indépendants, mais interdépendants les uns et des autres. Les solutions à chaque sous problème, pensée et/ou mise en œuvre de façon isolée représentent un risque majeur d’aggravation du problème initial dans sa globalité.
Et pourtant, qu’il s’agisse de nos universités avec des curriculums par discipline, de nos entreprises avec une organisation du travail par département, des gouvernements avec un ministère par domaine, cette logique de décomposition d’une problématique à traiter en plusieurs sous-thèmes maîtrisables indépendamment les uns des autres, parce que disposant d’une prétendue indépendance intrinsèque, est une norme sociale et mentale. La complexité actuelle de notre monde fait de nos modes d’organisation en silos et de la pensée linéaire, l’une des premières menaces à l’endurabilité. L’endurabilité est le germe d’une profonde révolution industrielle, qui donne son sens à l’une des plus grandes opportunités pour l’humanité. Celle de faire naître une nouvelle forme d’économie, fondée sur des innovations qui permettront qu’elles servent l’intérêt du plus grand nombre, sans hypothéquer l’avenir, condition sine qua non pour durer ; celle de faire naître une nouvelle manière de faire société, en ancrant l’action économique dans ce qu’elle a de bénéfique, non pas pour certains au détriment d’autres, mais pour la société et l’environnement, dans un même ensemble, condition sine qua non pour perdurer.
Résister à l’épreuve du temps : de l’obsolescence à l’endurabilité
Avoir une stratégie d’endurabilité viable, ce n’est donc rien d’autre qu’une affaire de perspective à long terme : une vision stratégique. C’est une stratégie sur laquelle repose les fondations d’une viabilité et d’une endurabilité à toute épreuve, particulièrement aux épreuves extrêmes, celles de guerres, de catastrophes naturelles, de la raréfaction ou de la pénurie de ressources, d’instabilité économique, etc.
Si beaucoup d’entreprises disposent d’un « sustainability office », et d’une raison d’être, peu sont réellement dotées d’une telle stratégie. Leur stratégie n’est souvent qu’une succession de tactiques répétées, leur permettant de naviguer à vue. Peu d’entre elles inscrivent la définition de leur stratégie en dehors de l’instant présent, pour se projeter dans l’accomplissement d’un dessein plus grand qui va déterminer la manière dont l’entreprise peut perdurer contre vents et marées, et traverser des générations, en continuant d’exister. La « sustainability » de l’entreprise est la stratégie d’entreprise : elles sont au choix, synonyme ou pléonasme.
Le système de valeur économique de demain
Souvent malmenée parce que réduite à l’objectif consistant à faire des profits par trop peu redistribués équitablement en son sein, l’entreprise n’en reste pas moins un organe vital de toute société. Elle ne peut se construire sur l’exploitation de ressources naturelles sans se préoccuper de l’impact que cette exploitation peut avoir dans la durée. Elle ne peut fonder son existence sur la commercialisation aveugle d’un produit dont les effets conduisent inévitablement à une atteinte à la vie humaine ou à la destruction de la biodiversité terrestre et marine. Elle ne peut se développer par la mise en œuvre de conditions de travail qui ont pour effet d’aggraver l’iniquité et l’inégalité des chances entre citoyens. L’entreprise constitue l’un des poumons de toute société. Elle est donc inévitablement responsable de l’avenir de nos sociétés dans une mesure qui dépasse celles de son chiffre d’affaires et de ses profits.
L’entreprise est « entre prises » : entre prise directe avec ses employés, ses fournisseurs, ses clients, ses actionnaires, et prise directe avec des parties prenantes de la société telles que des écoles, des commerces de proximité, des promoteurs immobiliers et d’autres encore, qu’elle participe à soutenir, à faire grandir ou dépérir, selon les principes qui gouvernent sa stratégie pour exister et perdurer.
Inventer des modèles d’entreprises viables et endurables est peut-être le plus grand et enthousiasmant des défis d’innovation de notre siècle, pour faire éclore le système de valeur économique de demain, celui du développement endurable.
PARUTION DU 2 FEVRIER 2023